Lettre 30: 'Pourquoi, si les Arméniens sont des gens intelligents, n'arrivent-ils pas à développer leur pays?'


Yeghegnadzor, dimanche, 13 septembre 2009


Une amie Belge qui réside en Suisse et qui comme moi aime habiter la montagne vient de me poser les deux questions suivantes, à la suite de sa visite en Arménie :

Je serais curieuse de savoir ce que vous répondriez à 2 questions qu'on m'a posé :
1) Pourquoi, si les Arméniens sont des gens intelligents, n'arrivent-ils à développer leur pays?

Réponse rapide : Parce qu’il est difficile de développer en vitesse un pays enclavé, en conflit avec deux des pays qui l’enclavent.

Mais avant de répondre en détail, j’avoue me sentir mal à l’aise pour répondre à cette première question, car avec le ‘si’ elle semble donner l’impression que les Arméniens ‘prétendent’ être ‘intelligents’.

J’aimerais tout de suite écarter cette hypothèse en vous offrant pour commencer une traduction de quelques vers du poème de Parouyr Sevak (assassiné par le KGB en 1971 sur la route que vous avez prise pour venir chez nous – vous auriez remarqué une stèle en granit noir en photo ci-dessous). Il avait récité ce poème pour la première fois le 24 avril 1965 lors de la commémoration spontanée du 50ième anniversaire du Génocide des arméniens à Yerevan :


Nous sommes peu nombreux, mais on nous nomme: Arméniens


Bien qu'en petit nombre on nous dit Arméniens,
Supérieurs à personne, certes nous le savons bien,
….
Simplement, nous savons, bâtisseurs exemplaires,
Creuser de nos rochers palais et monastères,
Et finement sculpter des poissons de nos pierres,
Et modeler l'argile en images humaines,
Pour instruire, élever et dans tous les domaines,
Au beau,
Au bon,
Au sublime,
Au bien.

Bien qu'en petit nombre, on nous dit arméniens,
Supérieurs à personne, certes nous le savons bien,
Simplement, nous avions un destin différent.
Simplement, tel un fleuve a coulé notre sang,
Simplement au cours de notre vie séculaire,
Quand nous étions nombreux sur notre terre,
Et à nouveau, debout et dans la liberté,
Jamais une nation par nous fût maltraitée,
Ni de nos bras frappée, ni jamais asservie,
Des siècles ont passé, des siècles ont suivi,
D'aucun peuple jamais nous ne fûmes tyrans.
Et si nous capturions, ce n'est qu'en attirant,
Subjuguant librement par notre seul regard,
Et si victorieux flottèrent nos étendards,
C'est grâce à nos soldats, à nos propres armées.
Et si nous dominions, nos yeux seuls ont charmé.
Et si jamais nous fûmes d'impérieux vainqueurs,
C'est seulement par nos dons, par l'esprit, par le cœur

Nous sommes peu, il est vrai, mais nous sommes arméniens
Et d'être en petit nombre ne nous accable en rien,
Car il vaut beaucoup mieux n'être multitude
Que par la quantité réduire en servitude,
Car il faut préférer la qualité au nombre,
Qui souvent rend les peuples odieux dominateurs.
Et nous préférons la qualité au nombre
Et ne pas devenir bourreaux persécuteurs.

Certes, nous ne sommes supérieurs à personne.
Mais savons aussi que pour le monde entier,
Nous sommes arméniens, c'est ainsi qu'on nous nomme.
Cela ne doit-il pas nous emplir de fierté ?
Nous sommes,
Nous serons
Et plus encore,
Nous nous épanouirons.
Maintenant pour répondre à votre question : Il est inexact de postuler que les Arméniens ‘n’arrivent pas à développer leur pays’. Si vous observez le taux de croissance annuel à double chiffre que l’Arménie accuse depuis 10 ans, vous devrez vous rendre à l’évidence que l’Arménie se développe rapidement. Si, comme moi, vous reveniez chaque année, vous ne pourriez pas ne pas remarquer les améliorations d’une année à l’autre. Il est vrai cependant que l’Arménie se situe aujourd’hui économiquement parmi les pays du tiers monde. Après avoir fait partie du ‘second monde’ pendant 70 ans, il est dur pour nous d’avoir reculé ainsi. Nous aspirons tous à vivre en paix et avoir un niveau de vie semblable à celui de la Suisse, pays que nous envions et de qui nous avons beaucoup de choses à apprendre : Nous sommes enclavés comme la Suisse et devrions trouver le moyen de collaborer avec nos voisins (bien que deux d’entre eux nous soient ouvertement belliqueux).
L’Arménie était la République Soviétique la plus densément peuplée et industrialisée (per capita). Lorsque le système (économiquement intégré) soviétique s’est écroulé, presque toutes ces industries ont périclité et nous avons vécu un taux de chômage des plus élevés au monde. Nous sommes donc devenus des exportateurs de main-d’œuvre. Heureusement ou malheureusement, l’Arménie vit actuellement surtout de ces rémittences envoyées par la main-d’œuvre expatriée. Ce phénomène est en même temps un avantage et un frein au développement rationnel de l’Arménie.

Et 2) Les gens disent : pourquoi la diaspora envoie-t-elle de l'argent au lieu de développer elle-même des projets rentables sur place ? S'appuyant sur le proverbe: "Il vaut mieux apprendre à quelqu'un à pêcher que de lui donner du poisson".Il faudrait distinguer deux diasporas : La main-d’œuvre émigrée (temporaire) qui envoie des rémittences, car sans elles, leur familles crèveraient de faim étant donné que la sécurité sociale est très pauvre en Arménie, et la diaspora établie dans différents pays d’Europe depuis le début du 20ième siècle. Cette dernière s’est en effet cotisée pour envoyer des fonds pour aider les familles arméniennes à se nourrir, se loger et s’habiller. Plusieurs bienfaiteurs et groupements de bienfaisance ont beaucoup aidé. Nous avons aussi bénéficié de la générosité d’organismes de bienfaisance non-Arméniens et nous en sommes très reconnaissant. Plusieurs de ses organismes de bienfaisance axent maintenant leur optique sur le développement de l’infrastructure et la création de projets rentables (par exemple : la production d’électricité par des petites centrales hydro-électrique; la recherche sur les énergies alternatives, etc..). Plusieurs entrepreneurs diasporans ont investi en Arménie dans les domaines de la production de conserves de fruits, légumes et miel pour la consommation locale et l’exportation; l’orfèvrerie, la taille de diamants, l’informatique, l’infrastructure hôtelières pour encourager le tourisme, etc… Mais il n’y en a pas assez pour remplacer une base industrielle massive qui existait en période Soviétique. Nous savons pêcher, mais il n’y a simplement pas assez de poissons dans notre coin. Nous continuons cependant à œuvrer dans ce sens. Je ne cesse personnellement d’établir des contacts et de lancer des hameçons là où je peux pour inviter des touristes, attirer des investisseurs et des acheteurs de nos produits, et je continuerais. Et avec la bienveillance de beaucoup de personnes généreuses comme toi,
Nous serons
Et plus encore,
Nous nous épanouirons. Je n’en doute pas.


Antoine S. Terjanian
J’y suis allé pour déplacer les montagnes
Pour lire mes lettres d’Arménie, cliquez sur http://lettersfromArmenia.blogspot.com